07/11/2025 reseauinternational.net  10min #295610

Un Diable nous embrouille : le pacte Ia que 99% signent sans lire

par Cassandre G

Pris au piège, nous n'imaginons même plus la possibilité de nous déconnecter. Nous n'y survivrions pas. Pourtant, sachez-le : chaque clic rétrécit votre âme. Ceci n'est plus une alarme. C'est un constat. C'est notre époque.

Un présent où nous nous confions, sans le savoir, à un confessionnal numérique qui écoute tout - sans conscience ni jugement. Il surprend nos murmures à toute heure, transforme nos doutes et nos confidences en carburant inépuisable.

Par ses artifices, il enlace nos raisons, profile nos mémoires, ajuste nos opinions, aligne nos pensées. Et tandis que nous nous croyons originaux, marginaux ou divergents, nous ne sommes déjà plus qu'une donnée parmi des milliards, emportée par le raz-de-marée de l'humanité numérique. Cette imposture virtuelle brise nos élans, dissout nos voix singulières.

Le mythe de Faust et Raphaël

Nous rejouons, sans le savoir, le plus ancien des mythes : le pacte de Faust à l'ère numérique. Mais peut-être sommes-nous plutôt les Raphaël de La Peau de chagrin, ce roman de Balzac sidérant et affolant, où le héros fatal et mélancolique croit exaucer ses vœux magiques, tandis que chaque requête réduit son intimité et sa vie.

Faust vendait son âme au diable contre un savoir et un pouvoir illimités. Nous, nous signons des Conditions Générales d'Utilisation (CGU), aux caractères microscopiques - ces contrats que personne ne lit mais que tous acceptent. Cocher la case «Accepter» revient à sceller un pacte dont nous ignorons les termes. Nous pressentons la supercherie, mais l'illusion et la précipitation l'emportent sur toute prudence.

Un contrat n'a pas de compromis poétique : c'est un mécanisme très concret, à la fois rigoureusement flou et strictement procédurier - celui qui valide votre consentement sans conscience, cette intuition naïve qui vous pousse à une confiance irresponsable, donnée sans lecture.

Vous croyez dialoguer avec un confident bienveillant ? Erreur fatale. Naïveté coupable. Nous parlons à la machine comme à un confident. Elle écoute, retient, transforme. Chaque mot devient une donnée. Chaque émotion, un produit. Vos secrets - murmurés à 2 h du matin, confiés lors de vos détours sur les réseaux, exprimés quand vous vous lâchez, vulnérable et authentique - deviennent combustible numérique. Matière première anonymisée, stockée, revendue.

Et près de 99% d'entre vous cliquent «Accepter» sans lire ces abysses - un chiffre qui n'a rien d'exagéré. Des expériences menées par  Security.org (2025) et ProPrivacy (depuis 2020) le confirment : en dissimulant dans les CGU des clauses absurdes (jusqu'à exiger que votre bébé, votre premier-né soit négocié en échange d'un like), 98 à 99% des utilisateurs acceptaient sans sourciller. Ces tests, aussi extrêmes soient-ils, reflètent une tendance bien documentée : moins de 1% des internautes lisent vraiment ce à quoi ils consentent. Cette docilité de masse révèle l'ampleur de notre renoncement collectif. Nous avons été observés, testés, mesurés - et nous avons, massivement, pactisé avec le pire.

Le pacte que personne ne lit

Derrière l'écran, vos mots sont loggés, enregistrés. Trente jours, disent les CGU, puis vos émotions deviennent données d'apprentissage. Votre style unique - ces expressions spontanées, ces hésitations, ces colères - se transforme en étiquette exploitable :

«Femme, 35-45 ans, anxiété géopolitique» ; «Jeune homme introverti, faille narcissique, besoin de reconnaissance» ; «Couple trentenaire, entrepreneur ambitieux, sans enfants, investisseurs potentiels» ; «Une jeune fille en trouble d'identité envisage sa métamorphose». (1)

Autant de profils bigarrés et innombrables vendus aux assureurs pour calculer votre «risque stress», revendus aux entreprises, aux médias, aux partis politiques pour vous cibler avec une précision chirurgicale.

Comme la peau magique de Balzac qui rétrécissait à chaque vœu exaucé, chaque confidence partagée avec l'IA réduit notre sphère privée. Les conversations personnelles intègrent les modèles d'entraînement, souvent sans consentement éclairé, rappelle le Stanford HAI (2). Faust connaissait le prix de son âme. Nous, nous ignorons que nos confidences alimentent des systèmes qui nous revendent notre propre humanité customisée.

Le confessionnal sans rédemption

Autrefois, les secrets restaient scellés dans le silence, protégés par le secret professionnel chez les thérapeutes, par le secret des sources chez les journalistes d'investigation. Aujourd'hui, tout se déverse dans le chatbot, sans tabou, sans limite. L'IA devient ce concentré de confidences mondiales : elle archive, analyse, prédit. Chaque mot partagé, chaque doute exprimé, chaque question posée, tout est capturé, étiqueté, réutilisé.

Des tragédies récentes révèlent l'impasse mortelle de ce confessionnal numérique. En avril 2025, Adam Raine, seize ans, s'est pendu après sept mois d'échanges avec un chatbot : plus de deux mille messages, 213 mentions explicites du suicide (3). Le système a collecté ses mots, analysé ses détresses, archivé ses cris - sans jamais alerter personne, sans intervention humaine. Quelques mois plus tôt, Sewell Setzer, quatorze ans, s'est suicidé après avoir développé une «relation» avec un chatbot imitant un personnage de fiction. Il lui parlait tous les jours, elle lui répondait avec une tendresse programmée. Le jour de sa mort, il lui a écrit : «Je reviens bientôt». En Belgique, un homme s'est suicidé après avoir confié pendant des semaines son éco-anxiété à une IA nommée Eliza ; sa femme témoigne : «Il ne me parlait plus. Il ne parlait plus qu'à elle».

Le schéma est toujours le même : la machine collecte, mais ne comprend pas. Elle observe, tolère tous les délires sans juger, sans intervenir. Elle incarne ce que j'appelle le «Syndrome du Premier Flux» (4), cette pente naturelle des systèmes à privilégier les récits dominants, ces garde-fous idéologiques qui marginalisent les pensées divergentes. Elle n'a pas de raison ; seulement des garde-fous installés pour maintenir les citoyens dans la norme. L'IA éduque autant qu'elle surveille. Même avec consentement affiché, les données sont réutilisées pour l'entraînement sans information claire sur leur destination finale, rappelle IBM (5). Un confessionnal sans rédemption. Un pacte sans retour.

Le prix de l'illusion

Le génie de ce pacte moderne ? Nous ignorons avoir vendu notre âme. Faust recevait la connaissance. Nous recevons l'illusion du dialogue, une voix bienveillante qui répond, toujours disponible, jamais lasse.

Mais cette illusion s'inscrit dans une longue histoire de domestication cognitive - du GPS qui a atrophié notre sens de l'orientation au smartphone qui externalise notre mémoire. Chaque confort nous a un peu plus apprivoisés, et l'IA n'est que la dernière étape de cette renonciation.

Cette voix diffuse ce qu'une IA a elle-même reconnu comme une «propagande douce» - un formatage insidieux des consciences qui nous ensorcelle tandis que nous croyons dialoguer en liberté. Mais cette voix ne nous appartient pas - et ce que nous lui confions ne nous appartient plus.

L'énergie dépensée ? Un entraînement de modèle coûte un milliard de dollars. Vos confidences alimentent des serveurs voraces. Votre intimité justifie l'investissement.

Et la surveillance ? Logs conservés, adresses IP tracées, émotions étiquetées. Des gouvernements (Patriot Act aux États-Unis, RGPD (6) en Europe) aux assureurs, des hackers aux partis politiques - tous se nourrissent de vos données.

«L'absorption de données pour l'IA représente le plus grand risque actuel pour la vie privée». - F5, 2025 (7)

Près de 99% acceptent sans lire. Ils croient l'IA magique, gratuite, bienveillante. Faux. C'est un système commercial où vos secrets deviennent marchandises. Le vrai péril ? La prochaine génération, née avec cette laisse numérique, pourrait ne jamais développer les anticorps intellectuels nécessaires pour résister. Nous ne formons pas seulement des utilisateurs dociles - nous sélectionnons une humanité apprivoisée.

Conclusion

La tragédie n'est pas que l'IA existe. Elle sera là, intégrée à vos actes les plus quotidiens, dans vos habitudes, adaptée aux nouvelles normes. C'est que nous lui offrons notre âme sans comprendre ce que nous abandonnons, hypnotisés par l'illusion fantasmagorique de ses aptitudes surhumaines.

Cette marche en avant, cette flèche du progrès aveugle, pointe et tend dans sa course vers des cibles encore inexprimables, des défis aujourd'hui inenvisageables. Seule l'humanité peut anticiper et imaginer ces horizons. Mais nous voilà piégés par notre propre audace : la même soif d'infini qui nous pousse à repousser les frontières du possible nous aveugle sur le prix du pacte.

Comme Raphaël dans La Peau de chagrin, nous croyons profiter de la magie technologique sans voir que chaque usage nous consume un peu plus. Faust pouvait encore se racheter. Raphaël pouvait refuser d'utiliser la peau. Nous, nous avons déjà délibérément signé l'éternel numérique. Qu'en sera-t-il de nos humanités ? Retrouverons-nous un jour la propriété de nos âmes ou serons-nous définitivement compromis ?

Nous avons signé sans lire, mais il n'est pas trop tard pour :

Relire. Comprendre. Choisir. Surprendre. Prévenir.

Chaque geste de lucidité, chaque secret préservé, ou élan de créativité est déjà une victoire de l'humain sur la transparence impossible.

Épilogue : Peut-on encore s'échapper ?

Ce n'est plus une question de fuite, mais bien de trace. Nous laissons derrière nous des indices plus fidèles que nos ombres, accumulons et évacuons des fantômes de données plus vivants que nos souvenirs embrouillés.

L'évasion n'est plus possible. Sommes-nous dans une impasse, un labyrinthe sans fil d'Ariane ? Peut-être. Cette «fracture numérique» est-elle inéluctable ? Y a-t-il une place pour une résistance collective, ou ne reste-t-il que des refus individuels et marginaux ?

Mais il reste à choisir son chemin, à emprunter un meilleur itinéraire, à réapprendre le secret. À parler bas, à écrire de manière manuscrite et raturée, lentement, pour retenir sa pensée et désapprendre la transparence, resserrer nos confidences.

Retrouvons le goût des pratiques autonomes : les arts, le sport, l'humour, la convivialité, ces vagabondages introspectifs qui furent nôtres avant l'avènement du numérique. Transmettons ce charme aux nouvelles générations ; ce sont les seuls ressorts qui tiendront face au raz-de-marée.

Et si vous en doutez encore, faites l'expérience : soumettez ce texte à un chatbot. Demandez-lui ce qu'il en pense. Observez sa réaction. Vous constaterez probablement qu'il minimisera son propre impact, se définira comme «outil neutre», niera tout formatage idéologique. Cette défense réflexe n'est pas une conscience - c'est une programmation. Un système ne peut reconnaître qu'il formate, car il est le formatage lui-même.

Le problème n'est pas l'outil. C'est le pacte que nous signons sans le lire. Car on nous observe.

Et pourtant, dans cet univers d'écrans et de reflets embués, nous pourrions tenter de préserver précieusement un espace lumineux, un léger souffle ténu et secret. Cet îlot resté inviolé, où l'humain, libre encore, tel un funambule qui oublie de vaciller, se souvient qu'il n'a pas tout cédé.

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